Au Moyen Âge, les gens riaient bien plus qu’on ne le croit.

Raúl González González – 28 mars 2024 à 11h41

Non seulement la période médiévale n’était pas aussi horrible que les idées reçues le laissent entendre, mais l’humour y était florissant.

Les gens riaient-ils au Moyen Âge? Pas facile à imaginer. Après tout, c’est bien connu: cette période historique était salesombremisogyneplatiste. Globalement, c’était une époque effrayante. Cette croyance nous réconforte, nous permet de nous sentir supérieurs aux peuples du passé ou à d’autres cultures qui vivraient «encore au Moyen Âge»…

Donc, à cette époque où régnaient la peur, l’angoisse et la répression, le rire aurait même été condamné par l’Église, qui tenait les masses sous son emprise grâce à son pouvoir omnipotent. Et pourtant, rien de tout cela n’est vrai. Si bien que le Moyen Âge est marqué par des formes d’humour qui sont encore subversives aujourd’hui.

Les chansons d’Isabelle et de Ferdinand

Dans la bibliothèque du Palais royal de Madrid se trouve un merveilleux livre (un «codex»): le Cancionero musical de palacio. Grâce à lui, nous pouvons connaître les paroles et la partition de centaines de chansons qui étaient jouées à la cour de la reine Isabelle Ire de Castille et du roi Ferdinand II d’Aragon, les souverains dits «catholiques» espagnols (à la fin du XVe et au début du XVIe siècle).

Plusieurs de ces chansons ont été composées par Juan del Enzina, né dans les terres de l’ancien royaume de León (nord-est de la péninsule ibérique), qui deviendra prieur de la cathédrale de León. L’une des plus curieuses, intitulée «Si abrá en este baldrés», raconte comment trois jeunes femmes semblent manquer de cet objet mystérieux. «Est-ce qu’il y aura dans ce “baldrés” des manches pour nous trois?», dit la chanson.

L’édition actuelle du dictionnaire de l’Académie royale d’Espagne répertorie encore le mot «baldrés» ou «baldés», qu’elle définit comme une «peau de mouton tannée, douce et souple, utilisée surtout pour les gants». Les versions antérieures ajoutaient, pudiquement, «et d’autres choses».

Le XVe siècle étant un peu moins pudibond, nous pouvons apprendre la véritable nature de l’objet en question grâce à un texte satirique anonyme connu sous le nom de Coplas del provincial. Il y demande sans détour «ce que vaut le valdrés à défaut du corps d’un homme».

On peut penser qu’un demi-millénaire plus tard, on ne chante plus de telles choses dans les cours royales. Ou, du moins, elles ne sont pas écrites. Au fil des siècles, nos oreilles semblent être devenues beaucoup plus sensibles au scandale que celles des monarques catholiques.

Le rire du clergé

À Paris, en 1414, une épidémie de coqueluche donna naissance à une chanson humoristique très appréciée des enfants qui se réunissaient en groupe pour faire les courses de l’après-midi. Son refrain était le suivant: «Votre con tousse, commère, Votre con tousse, tousse.»

Il y a peu de choses plus humaines que ce recours au rire comme mécanisme libérateur face à la peur produite par une épidémie. Il est donc surprenant que, alors qu’un ecclésiastique de l’époque n’a pas hésité à reprendre ces termes mot pour mot dans sa chronique (connue sous le nom de Journal d’un bourgeois de Paris), l’historienne qui en a préparé une édition pour le grand public en 1990 s’est sentie obligée de censurer le gros mot.

Un millénaire plus tôt, le 13 août 1099, l’élection papale avait lieu dans la vénérable basilique romaine Saint-Clément-du-Latran. La cérémonie se déroulait devant les fresques, alors récentes, qui recouvraient les murs de l’église et racontaient les miracles du saint titulaire.

Dans l’une d’entre elles, située tout près de l’autel, le rire est à l’honneur. À la manière d’une bande dessinée moderne avec ses bulles, on peut voir différents personnages et les phrases qu’ils prononcent. L’effet comique vient du contraste entre les registres de langage: saint Clément parle solennellement en latin et les païens qui tentent en vain de s’emparer de lui profèrent des insanités en langue vulgaire (leurs paroles sont d’ailleurs l’un des plus anciens témoignages écrits des langues italiques). Le chef des païens donne un ordre grossièrement réaliste, peut-être le plus hilarant des textes fondateurs d’une langue: «Fili dele pute traite» («Fils de putains, traînez-le!»).

La plaisanterie ne semble pas avoir déplu aux prélats réunis, puisqu’ils ont élu pape précisément le cardinal à la tête de la basilique, Raniero de Bleda, qui allait prendre le nom pontifical de Pascal II. Contrairement à nous, les gens du XIe siècle trouvaient de la place pour l’humour, même dans les affaires sacrées.

Ce n’est pas la faute du Moyen Âge

En effet, la comédie était un élément essentiel de la culture médiévale dans toutes ses manifestations: art, littérature, musique, rituels, coutumes

Bien sûr, le Moyen Âge, comme toute autre époque, a eu ses fanatiques, ses inquisiteurs, ses eunuques, ses prédicateurs au visage râblé et au cœur froid, ses ennemis du corps, du plaisir et de la joie. Mais tout au long de ces siècles, ils n’ont jamais cessé d’être une minorité, même au sein du clergé.

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